La France contre les robots – 6

Georges-Bernanos

Chapitre 6

Si l’on compare l’homme de 1939 à celui de 1914, et ces deux hommes à leur commun ancêtre de 1789, il semble que notre matière humaine nationale — pour employer le mot à la mode — se soit grandement appauvrie. Mais si c’était le monde, la vie, qui fût plus misérable encore ? Si la matière humaine française était restée trop riche, trop vivante pour un monde égalitaire, où l’uniformité tient lieu d’ordre ?

En 1789, notre prestige spirituel était immense, on ne lui aurait trouvé rien de comparable depuis Athènes et Rome. L’étranger qui nous est resté fidèle nous aime exactement pour les mêmes raisons qu’il nous eût aimés cent cinquante ans plus tôt. La France de 1789 est encore présente partout — oui, partout présente, jusque dans les dernières villes brésiliennes, perdues dans la forêt naine et tordue, grouillante d’insectes ou de reptiles, le désert végétal que la saison sèche recouvre d’une espèce de toison grise et fauve qui a la même odeur que la bête. Je parle de ce que je sais. La France qu’on aime, c’est la France de Rousseau, la même France qui faisait l’orgueil de cette société dont Watteau est le peintre — à la fois si naturelle et si raffinée, si violente et si facile, d’esprit si lucide, de nerfs si fermes et pourtant si aisée à émouvoir de pitié ou de colère, à « toucher aux entrailles » — comme on disait en ce temps-là — aux entrailles seulement, car le cœur était alors presque aussi lucide que l’esprit. La France qu’on aime, c’est toujours celle que nous dépeint dans ses Mémoires le jeune Ségur, la France des idées nouvelles, de ces idées qui ont tant servi aux hommes depuis deux siècles, tant passé et repassé de main en main et qu’on imagine toujours aussi brillantes, aussi pures, diamants, rubis, saphirs, à la couleur du drapeau. La France qu’on aime, c’est toujours la France révolutionnaire de La Fayette et de Rochambeau, qui est très exactement l’opposée de la France de 1920. La France de la guerre d’Amérique, toujours si profondément enracinée dans le peuple, tenant au peuple par toutes ses racines, mais dont les plus hautes branches ployaient et craquaient dans le vent. Un peuple beaucoup plus proche du peuple chrétien du XIIIe siècle par la solidité, la simplicité, la dignité de ses mœurs que ne le sera de lui, quelques années seulement plus tard, par exemple, le peuple de la monarchie de juillet. Car, en ce temps-là, c’était le peuple qui « conservait », notamment le peuple paysan, dont on ne saurait exclure le petit seigneur rural souvent plus pauvre que son fermier — tandis que les élites impatientes brûlaient de se jeter vers l’avenir par n’importe quelle brèche, dans une de ces charges folles et sublimes qui furent toujours, précisément, la méthode préférée de combat des élites françaises. Car ce sont bien les jeunesses aristocratiques et bourgeoises qui s’enivrent des idées nouvelles comme d’un vin nouveau, non seulement à Paris, mais au fond des lointaines provinces, ce sont elles qui sourient de tout, non par vaine insolence mais pour s’encourager à tout remettre en question, à tout risquer, à tout oser. On dirait qu’elles veulent tout revoir d’un regard sans parti pris, d’un regard neuf et d’une conscience aussi neuve que le regard, d’une conscience nette et droite, comme une grande route royale lavée et nivelée par l’averse. Je crois qu’il est presque impossible aujourd’hui de se faire idée de la prodigieuse disponibilité de ces esprits que rien ne surprend. Lorsque j’écris disponibilité, je ne prétends nullement faire allusion à M. Gide. M. Gide n’est pas un homme de l’ancienne France. La disponibilité de M. Gide est celle d’un homme formé par le moralisme le plus étroit, et qui finit par se trouver vis-à-vis de lui dans la situation paradoxale d’un athée qui injurie Dieu, prouvant par là qu’il n’a pas cessé d’y croire. Le moins qu’on puisse dire est qu’on voit sur M. Gide la marque douloureuse des chaînes qu’il a portées. Les gens dont je viens d’écrire avaient été élevés, sans doute, dans une société fortement hiérarchisée, mais dont le principal et l’unique code était le Savoir-Vivre, c’est-à-dire beaucoup moins un code qu’un art, l’art de rendre à chacun ce qui lui est dû, et même un peu plus, avec toute la bonne grâce possible. Le Savoir-Vivre, disait la Marquise de Créquy, c’est donner de l’esprit aux sots. L’extraordinaire sociabilité des hommes de ce siècle, pourtant si peu dévot, si libertin, semble comme un dernier reflet de l’antique fraternité des chrétiens. Leur indulgence est merveilleuse. Piron, soupçonné d’être l’auteur de son obscène Ode à Priape, est convoqué par le magistrat — je crois que c’était l’imposant président d’Aligre. « Jeune homme, dit-il, vous avez beaucoup de talent, mais vous êtes allé un peu loin, cet enfantillage pourrait nuire à votre carrière. Laissez-moi dire que la pièce est de ma façon. »

En 1789, les élites sont à leur place, c’est-à-dire à l’avant-garde. Cent cinquante ans plus tard, les élites seront à l’arrière, à la traîne, et elles trouveront la chose parfaitement naturelle; c’est au peuple qu’elles prétendront laisser le risque, la recherche. Des classes dirigeantes qui refusent de bouger d’un pouce, que pourrait-on imaginer de plus absurde ? Comment diriger sans guides ? Les classes dirigeantes refusent de bouger, mais le monde bouge sans elles.

La France qu’on aime, c’est toujours la France de 1789, la France des idées nouvelles. Auprès de cette France-là, comme celle du XIXe siècle paraît triste ! Oh, je ne veux nullement diffamer ce siècle, comme l’a fait jadis Léon Daudet dans un livre malheureusement destiné à réjouir une espèce particulière d’imbéciles que d’ailleurs il méprisait, je dis seulement que, avec toutes ses inventions et ses grands hommes, la France du XIXe siècle est triste. La France du XIXe a l’air de porter le deuil de sa révolution manquée. Elle a commencé par habiller les Français de noir. Jamais, en aucun temps de notre histoire, les Français n’ont été si funèbrement emplumés; le coq gaulois s’est changé en corbeau. Le vêtement est triste et laid, l’architecture est laide et triste. L’homme du XIXe a bâti des maisons qui lui ressemblent, et il a logé le Bon Dieu aussi mal que lui. Les églises du XIXe sont tristes et laides. Mon Dieu, je sais bien, il y a la peinture, la poésie, la musique; le génie de la France n’a pas subi d’éclipse. C’est précisément ce qui fait la valeur et l’intérêt des signes que je viens de noter. Lorsqu’un homme est accablé par la tristesse, les gens du peuple disent dans leur langage qu’il « se néglige ». Le souci des choses familières qui tiennent de plus près à la vie quotidienne est un souci d’homme heureux.

On dira que cette altération du goût, cette triple décadence de l’architecture, du mobilier, du vêtement a été générale en Europe au cours du dernier siècle. Mais quoi de plus naturel puisque, en tout ce qui concerne le vêtement, la mode, l’architecture, c’était la France qui donnait le ton ? La France du XIXe porte le deuil de sa Révolution manquée, l’Europe l’imite par habitude. Oh ! Sans doute, ma manière d’écrire l’histoire vous surprend ou vous irrite. Il vous plairait plutôt de m’entendre dire que la France était triste avant 1789 et n’a pas dès lors cessé de rire et de danser, mais j’aime mieux être d’accord avec les faits qu’avec vous. C’est la France que je m’efforce de comprendre, et non pas vous. Réfléchissez un peu cependant. Vous ne refusez jamais de vous attendrir sur Waterloo. La révolution manquée de 1789 est un désastre qui devrait frapper beaucoup plus cruellement vos imaginations, ou, pour mieux dire, le désastre de Waterloo n’est qu’un épisode, parmi beaucoup d’autres, du désastre national de la révolution manquée. L’Empire s’est comme englouti dans Waterloo, s’y est perdu corps et biens, mais l’Empire n’avait pas quinze ans. Au lieu que dans ce court espace de temps qui va des fêtes de la Fédération au 9 Thermidor, en passant par la mort des Girondins, on pourrait écrire que les expériences et les espérances de plusieurs siècles coulèrent à pic, il est vrai pavillon haut et tirant par tous les sabords. Car on peut penser ce qu’on veut de Robespierre, il est parfaitement permis de croire que la terrible répression de l’Incorruptible fut, en partie, justifiée. La révolution était certainement déjà pourrie, bien avant que le 9 Thermidor fît gicler partout cette pourriture. Aucune époque de l’histoire de France n’a été aussi pourrie que le Directoire. Mais, quoi qu’on pense de Robespierre, il est malheureusement certain que les braves gens qui dansèrent trois nuits de suite sur la place de la Fédération et vidèrent tant de bouteilles en l’honneur du paradis de la Fraternité dont ils croyaient franchir le seuil, étaient, pour employer l’expression alors à la mode, « bougrement » loin de prévoir qu’un peu plus tard ils se retrouveraient ruinés par la banqueroute, décimés par la guerre civile, leurs familles dispersées par la conscription, en attendant le blocus continental et l’Empire… Vingt-cinq ans de guerre, que voulez-vous, c’est long, quand on a cru à l’avènement de la raison et à la paix universelle ! Il est certainement difficile de croire que la France ne serait devenue la plus riche, la plus peuplée, la plus cultivée, la plus renommée, la plus enviée de toutes les nations que dans le but d’aboutir finalement à un système social et économique absolument contraire à la Déclaration des Droits de l’Homme, et qui n’a cessé de favoriser les impérialismes — ces impérialismes dont sa mission historique était de protéger l’Europe — au point qu’elle a perdu, en un siècle, sa fortune et sa puissance — jusqu’à sa puissance militaire — sa puissance et son prestige militaires, événement incroyable, imprévisible! Je ne cesserai de le répéter sous autant de formes qu’il sera utile dans l’espoir d’ébranler quelques consciences : les hommes de 89 croyaient sincèrement la France parvenue à un si haut degré de culture qu’il ne dépendait plus que de sa volonté, de son génie, d’affranchir le genre humain, non seulement des tyrannies, mais — en un délai plus ou moins court — des disciplines sociales elles-mêmes, le citoyen n’agissant plus que selon la raison, sans aucune nécessité de contrainte. On peut sourire aujourd’hui de ces illusions, mais elles sont évidemment celles d’un peuple débordant de confiance en lui-même. J’ajoute qu’elles ne semblent pas avoir paru ridicules ou très présomptueuses aux contemporains. En Allemagne, en Autriche, en Russie, les esprits éclairés ne sont pas loin de croire en effet à cet âge d’or. Du moins jugent-ils le peuple français plus capable qu’aucun autre de démontrer dans un avenir prochain qu’une nation réellement civilisée peut se passer de tribunaux et de gendarmes. Voilà précisément pourquoi on ne saurait comparer la révolution française à la révolution russe de 1917, par exemple. Le peuple russe de 1917 était un peuple opprimé depuis des siècles et à peine sorti du servage. Je ne prétends pas que la masse eût conscience de sa condition misérable par rapport aux autres peuples d’Europe, mais on ne saurait dire qu’après trois ans de guerre, trahie par les généraux, vendue par les ministres, elle fût capable d’un autre sentiment que le désespoir, ce désespoir que le génie de Lénine, le dévouement et la volonté de quelques milliers de véritables marxistes — d’ailleurs presque tous juifs, c’est-à-dire très différents des moujiks tels que nous les a peints Gorki, dans ses inoubliables souvenirs d’enfance — ont exploité au profit d’une politique révolutionnaire réaliste, lucide, inflexible. Notre révolution de 89 a commencé dans la poussière et les chansons d’un joyeux été — le plus ensoleillé qu’on ait vu depuis cinquante ans, écrira plus tard Varangeville, avec le litre de vin pour deux sols. La révolution russe a pris naissance dans la boue d’une déroute totale. Il est possible, et même probablement exact, que les fils des moujiks qui, en 1917, jetaient leurs équipements, par milliers, par centaines de milliers, sur les routes sans fin, soient maintenant persuadés, comme les hommes de 89, qu’ils vont délivrer le genre humain. Une telle conviction ne leur en a pas moins été imposée peu à peu par la propagande. Elle a été la conséquence — et la conséquence lointaine — de leur révolution, au lieu qu’une foi analogue fut jadis la cause de la nôtre. Il est malheureusement certain que la plupart des lecteurs ne tireront aujourd’hui pas grand profit de ces distinctions nécessaires.

On se moque des gens simples qui parlent volontiers des nations comme de personnes, mais ce sont les gens simples qui ont raison. Les gens simples simplifient, quoi de mieux ? Ils ne simplifient pas évidemment de la même manière que le génie, mais qu’importe ? Oh ! Sans doute, la vie d’un peuple n’est pas moins pleine de contradictions que celle du premier venu, et les curieux gaspillent beaucoup de temps et d’ingéniosité à en faire le compte, ou même à en découvrir d’imaginaires. Les curieux sont toujours dupes de leur curiosité. Ils expliquent tout et ne comprennent rien. Ces beaux esprits n’aiment pas s’entendre dire que la France a été déçue, ils trouvent l’image sommaire, grossière, ils voudraient plus de nuances. Tant pis! Supposez qu’on eût posé à un homme cultivé du XIIIe, du XVe « ou du XVIIe la question suivante : « Quelle idée vous faites-vous de la société future ? » il aurait pensé aussitôt à une civilisation pacifique, à la fois très près de la nature et prodigieusement raffinée. C’est du moins à une civilisation de ce type que la France s’est préparée tout au long de sa longue histoire. Des millions d’esprits dans le monde s’y préparaient avec elle. On comprend très bien maintenant leur erreur. L’invasion de la Machinerie a pris cette société de surprise, elle s’est comme effondrée brusquement sous son poids, d’une manière surprenante. C’est qu’elle n’avait jamais prévu l’invasion de la machine; l’invasion de la machine était pour elle un phénomène entièrement nouveau. Le monde n’avait guère connu jusqu’alors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais qui étaient comme le prolongement des membres. La première vraie machine, le premier robot, fut cette machine à tisser le coton qui commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760. Les ouvriers anglais la démolirent, et quelques années plus tard les tisserands de Lyon firent subir le même sort à d’autres semblables machines. Lorsque nous étions jeunes, nos pions s’efforçaient de nous faire rire de ces naïfs ennemis du progrès. Je ne suis pas loin de croire, pour ma part, qu’ils obéissaient à l’instinct divinatoire des femmes et des enfants. Oh ! Sans doute, je sais que plus d’un lecteur accueillera en souriant un tel aveu. Que voulez-vous ? C’est très embêtant de réfléchir sur certains problèmes qu’on a pris l’habitude de croire résolus. On trouverait préférable de me classer tout de suite parmi les maniaques qui protestaient jadis, au nom du pittoresque, contre la disparition du fameux ruisseau boueux de la rue du Bac. Or, je ne suis nullement « passéiste », je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l’Esprit pour la Lettre. Il est vrai que j’aime profondément le passé, mais parce qu’il me permet de mieux comprendre le présent — de mieux le comprendre, c’est-à-dire de mieux l’aimer, de l’aimer plus utilement, de l’aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers l’Histoire, ont presque toujours une signification émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d’une compassion fraternelle. Bref, j’aime le passé précisément pour ne pas être un « passéiste ». Je défie qu’on trouve dans mes livres aucune de ces écœurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du « Bon Vieux Temps ». Cette expression de Bon Vieux Temps est d’ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une certaine niaiserie de ces insulaires qui s’attendrissent sur n’importe quelle relique, comme une poule couve indifféremment un œuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d’apaiser une certaine démangeaison qu’elle ressent dans le fondement. Je n’ai jamais pensé que la question de la machinerie fût un simple épisode de la querelle des Anciens et des Modernes. Entre le Français du XVIIe et un Athénien de l’époque de Périclès, ou un Romain du temps d’Auguste, il y a mille traits communs, au lieu que la machinerie nous prépare un type d’homme. Mais à quoi bon vous dire quel type d’homme elle prépare. Imbéciles ! N’êtes-vous pas les fils ou les petits-fils d’autres imbéciles qui, au temps de ma jeunesse, face à ce colossal bazar que fut la prétendue Exposition Universelle de 1900, s’attendrissaient sur la noble émulation des concurrences commerciales, sur les luttes pacifiques de l’Industrie ? À quoi bon, puisque l’expérience de 1914 ne vous a pas suffi ? Celle de 1940 ne vous servira d’ailleurs pas davantage. Oh ! Ce n’est pas pour vous, non ce n’est pas pour vous que je parle ! Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : « Aller plus vite, par n’importe quel moyen. » Aller vite ? Mais aller où ? Comme cela vous importe peu, imbéciles ! Dans le moment même où vous lisez ces deux mots : aller vite, j’ai beau vous traiter d’imbéciles, vous ne me suivez plus. Déjà votre regard vacille, prend l’expression vague et têtue de l’enfant vicieux pressé de retourner à sa rêverie solitaire. « Le café au lait à Paris, l’apéritif à Chandernagor et le dîner à San Francisco », vous vous rendez compte ! Oh ! Dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance-flammes pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le visage de vos fils bouillir instantanément et leurs yeux sauter hors de l’orbite, chiens que vous êtes ! La paix venue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. « Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable ! » Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! C’est vous que vous fuyez, vous-mêmes — chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau. On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! La liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles !

Lorsque j’écris que les destructeurs de la machine à tisser ont probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu’ils auraient sans doute agi de la même manière s’ils avaient pu se faire alors, par miracle, une idée nette de l’avenir. L’objection qui vient aux lèvres du premier venu, dès qu’on met en cause la machinerie, c’est que son avènement marque un stade de l’évolution naturelle de l’humanité ! Mon Dieu, oui, je l’avoue, cette explication est très simple, très rassurante. Mais la machinerie est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n’aime encore à se poser. Je ne parle pas de l’invention des machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines, d’une manière ou d’une autre, ajoute à la puissance matérielle de l’homme, c’est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu’il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu’il soit, aucun apologiste de la machinerie n’oserait prétendre que la machinerie moralise. La seule machine qui n’intéresse pas la machine, c’est la machine à dégoûter l’homme des machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit.

Arrêtons-nous sur ce mot de profit, il nous donnera peut-être la clef de l’énigme. Si les ouvriers de Manchester avaient été doués du don de seconde vue, on imagine très bien le dialogue entre ces hommes libres et le propriétaire de la machine : « Quoi ! Misérables, vous venez de briser une machine qui m’a coûté très cher, sous le vain prétexte qu’elle vous condamne au chômage, c’est-à-dire à la misère, et par la misère à la mort. Hélas! La loi du Progrès est celle de la Nature. Il est évidemment regrettable que vous perdiez la vie, ou du moins toutes les raisons qui font préférer la vie à la mort, mais que voulez-vous ? Je ne suis que l’instrument irresponsable d’un sacrifice nécessaire, autant dire, n’est-ce pas, l’instrument de la Providence. Vous ne voudriez tout de même pas que je- remplisse ce rôle pour rien ? Si élevés qu’ils soient, mes bénéfices seront toujours légitimes. Quant à vous, consentez à disparaître. Cet assemblage un peu bizarre de fer et de bois qui achève de brûler dans un coin de la cour fait votre métier mieux que vous-mêmes. Résignez-vous ! Il est honteux de ne penser qu’à son ventre. Tâchez plutôt de vous représenter l’avenir. Nous sommes en 1745. J’admets que la révolution économique, aux débuts de laquelle nous assistons ensemble, provoquera d’abord quelque désordre. J’admets la nécessité d’une période d’adaptation. Celle-ci durera dix ans, vingt ans, cinquante ans peut-être. Nous sommes en 1792, époque bénie ! Depuis cinquante longues années, les fortes têtes d’Europe, au lieu de se livrer comme jadis à des travaux de luxe où l’essentiel est sacrifié au superflu, c’est-à-dire l’Utile au Vrai, au Juste, au Beau — sur lesquels, d’ailleurs, personne n’est d’accord — auront consacré tout leur génie à des inventions pratiques et pacifiques. La Paix ! Songez, mes amis, que la guerre est aujourd’hui déjà le fait d’un petit nombre de soldats de métier (c’est-à-dire d’aventuriers ou de paresseux peu capables d’une autre profession honnête), et d’un bien plus petit nombre encore de nobles élevés dans le préjugé de l’honneur. Vous pouvez bien penser que le premier soin d’une société vouée au commerce et à l’industrie sera de détourner les citoyens de ce métier. Quel plus grand ennemi du commerce et de l’industrie que la guerre ? En 1792, il sera vraisemblablement très difficile d’obtenir la permission d’être soldat. Dès lors qu’il n’est d’autre valeur au monde que le travail et la richesse, quand Mars a été détrôné par Mercure, qui accepterait de voir enlever un paysan à sa charrue, un ouvrier à son établi ? La guerre a été inventée par les nobles, et doit disparaître avec eux. Je dois avouer cependant que certains astrologues de mes amis prédisent, pour la fin de ce siècle, quelques conflits ou plutôt, je suppose, quelques rencontres de bandes armées, sans doute facilement maîtrisées par la police. Cinquante ans plus tard, à ce que prétendent ces astrologues — c’est-à-dire vers 1870 — on observera les mêmes troubles qui se reproduiront vers 1914 et même vers 1940. Dix-neuf cent quarante ! Nul doute que cette guerre — si toutefois elle mérite ce nom — remplira d’horreur une humanité composée, dans sa presque totalité, d’hommes pacifiques et laborieux. Elle ne nous en paraîtrait pas moins sans doute, aujourd’hui, un jeu d’enfants, une de ces disputes fraternelles qui se terminent par des coups dont l’amitié fraternelle retient la violence. Ceux qui connaîtront une telle guerre atténuée, humanisée, pourront à peine imaginer, par exemple, des batailles comme celle de Fontenoy, à peine digne des loups et des ours. Voyons, mes amis, est-ce acheter trop cher, par quelques années de chômage ou de bas salaires, la réhabilitation, la rédemption de notre espèce ? Car cette rédemption est certaine. Il n’est sans doute pas interdit aux esprits malveillants de prévoir l’invention de quelques mécaniques capables de nuire aux hommes. Mais, le simple bon sens nous l’annonce, elles ne seront jamais qu’un petit nombre. L’Humanité peut souffrir des crises violentes, perdre un instant le contrôle de ses hautes facultés, mais l’invention et la construction des machines exigent beaucoup de temps, de réflexion, de labeur. Elle exige aussi beaucoup d’or. Est-il permis de croire, sans être fou, que l’Humanité laborieuse mette un jour en commun ses travaux et ses capitaux dans l’intention de se détruire ? Est-il permis de croire que les savants et les riches — l’élite des Nations — s’associeront dans cette œuvre perverse ? »

Nous ignorerons toujours si de telles paroles eussent été comprises des ouvriers révoltés. Du moins auraient-elles probablement convaincu le commissaire de police et les gendarmes. N’importe ! Après avoir ainsi fait parler l’industriel — sans grands égards pour la vraisemblance, je l’avoue —qu’on me permette de pousser plus loin encore la fantaisie en supposant qu’un pauvre diable de tisserand ait reçu tout à coup le don d’éloquence et de prophétie, comme l’ânesse du prophète Balaam. — « Des clous », aurait dit cet Anglais dans sa langue. « Vous venez de raisonner comme si vos machines allaient être conçues dans le même esprit où furent jadis inventés les outils. Nos ancêtres se sont servis d’une pierre tenue au creux de la main en guise de marteau, jusqu’au jour où, de perfectionnement en perfectionnement, l’un d’entre eux imagina de fixer la pierre au bout d’un bâton. Il est certain que cet homme de génie, dont le nom n’est malheureusement pas venu jusqu’à nous, inventa le marteau pour s’en servir lui-même, et non pour en vendre le brevet à quelque société anonyme. Ne prenez pas ce distinguo à la légère. Car vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais elles seront d’abord et avant tout, elles seront naturellement, essentiellement, des mécaniques à faire de l’or. Bien avant d’être au service de l’humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs d’or, c’est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instruments de spéculation. Or, il est beaucoup moins avantageux de spéculer sur les besoins de l’homme que sur ses vices, et, parmi ces vices, la cupidité n’est-elle pas le plus impitoyable ? L’argent tient plus étroitement à nous que notre propre chair. Combien donnent volontiers leur fils au Prince, et tirent honneur du trépas de leur enfant, qui refuseraient à l’État leur fortune tout entière, ou même une part de leur fortune. Je prédis que la multiplication des machines développera d’une manière presque inimaginable l’esprit de cupidité. De quoi cet esprit ne sera-t-il pas capable ? Pour nous parler d’une république pacifique composée de commerçants, il faut vraiment que vous vous croyiez le droit de vous payer nos têtes ! Si les boutiquiers d’aujourd’hui sont plus experts à manier l’aune que l’épée, c’est qu’ils n’ont point d’intérêt dans les guerres. Que leur importe une province de plus ou de moins dans le royaume ? Lorsqu’ils trouveront devant eux des concurrents, vous les verrez contempler d’un œil sec les plus effroyables carnages; l’odeur des charniers ne les empêchera pas de dormir. Bref, le jour où la superproduction menacera d’étouffer la spéculation sous le poids sans cesse accru des marchandises invendables, vos machines à fabriquer deviendront des machines à tuer, voilà ce qu’il est très facile de prévoir. Vous me direz peut-être qu’un certain nombre d’expériences malheureuses finira par convaincre les spéculateurs, au point de les rendre philanthropes. Hélas! Il est pourtant d’expérience universelle qu’aucune perte n’a jamais guéri un vrai joueur de son vice; le joueur vit plus de ses déceptions que de ses gains. Ne répondez pas que les gros spéculateurs seront tôt ou tard mis à la raison par la foule des petites gens. L’esprit de spéculation gagnera toutes les classes. Ce n’est pas la spéculation qui va mettre ce monde à bas, mais la corruption qu’elle engendre. Pour nous guérir de nos vices, ou du moins pour nous aider à les combattre, la crainte de Dieu est moins puissante que celle du jugement de notre prochain, et, dans la société qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. Lorsque l’argent est honoré, le spéculateur l’est aussi. Il aura donc beaucoup plus à craindre l’envie que le mépris; n’espérons donc pas le réveil des consciences. Quant à la révolte des intérêts, on a tout lieu de prévoir qu’elle ne pourra éclater qu’après un grand nombre de crises et de guerres si effroyables qu’elles auront usé à l’avance les énergies, endurci les cœurs, détruit chez la plupart des hommes les sentiments et les traditions de la liberté. Les spéculateurs seront alors si nombreux, si puissants, que les peuples désespérés ne sauront plus qu’opposer un seul tyran à cent mille. Disposant des mécaniques, le tyran, aussi longtemps que durera sa puissance, paraîtra moins un homme qu’un demi-dieu. Mais il faudra que, tôt ou tard, l’or le corrompe à son tour. Car, dans les circonstances les plus favorables, un homme ne saurait être plus qu’un demi-dieu. Mais l’or, lui, sera Dieu. » Évidemment, aucun européen du XVIIIe n’aurait tenu ce langage, et c’est précisément ce qui me serre le cœur en écrivant ces lignes, aujourd’hui sans intérêt. Ceux qui voient dans la civilisation des machines une étape normale de l’humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer. Pour le répéter une fois de plus, l’hypothèse est-elle définitivement à rejeter d’une crise profonde, d’une déviation, d’une perversion de l’énergie humaine ? Oh ! Mon Dieu, les faits les plus simples nous échappent toujours, passent au travers de notre attention comme au travers d’un crible; ils n’éveillent rien en nous. Si j’écris que, en un très petit nombre d’années, en une ridicule fraction de temps, le rythme de la vie s’est accéléré d’une manière prodigieuse, on me répondra que ce n’est là qu’un lieu commun, que le fait n’échappe à personne. Il n’en a pas moins échappé à ceux qui en furent les premiers témoins. La société où ils étaient entrés le jour de leur naissance a passé presque sans transition de la vitesse d’une paisible diligence à celle d’un rapide, et lorsqu’ils ont regardé par la portière, il était trop tard : on ne saute pas d’un train lancé à 120 km/h sur une ligne droite.

Le rythme de la vie s’est accéléré d’une manière prodigieuse. Pour la plupart des lecteurs, cela signifie simplement que le premier venu peut voyager rapidement. Il s’agit de bien autre chose. L’avion-éclair n’est qu’un symbole. Voilà par exemple un Français né vers 1770. Le mot de fortune évoque à son esprit un certain nombre d’idées traditionnelles. Des étendues de terre fertile, peu à peu rassemblées par le travail des générations successives, des héritages et des alliances. N’est-ce pas ainsi que les rois de trois dynasties ont rassemblé la France ? Oh ! J’attends ici votre objection, il me semble que je la lis dans vos yeux. Vous croyez que je prétends vous imposer, en passant, une image attendrissante et bucolique de l’ancien Régime. Nullement. J’accorde, avant d’aller plus loin, que ces fortunes avaient, elles aussi, leur part d’injustices, ou même de crimes. Mais ces injustices et ces crimes étaient des injustices particulières commises contre tel ou tel. Leurs plus lointains bénéficiaires pouvaient en ressentir du remords ou de la honte et d’une manière ou d’une autre être au moins tentés de les réparer. Ce n’étaient pas des injustices et des crimes indéterminés, anonymes, auxquels s’associent secrètement, honteusement, des milliers d’obligataires ou d’actionnaires. Mais laissons cela, revenons à notre compatriote de 1770. Je voulais dire que ce Français a dû passer presque sans transition du monde où la richesse se constituait lentement, selon des règles immémoriales, à un autre monde.

C’est là un fait unique dans l’Histoire. Les civilisations qui ont précédé celle des machines ont certainement été elles aussi, à bien des égards, la conséquence d’un certain nombre de transformations morales, sociales ou politiques; mais d’abord ces transformations s’opéraient très lentement, et comme à l’intérieur d’un certain cadre immuable. L’homme pouvait bénéficier ainsi des expériences ultérieures, même s’il en avait pratiquement oublié les leçons. À chaque nouvelle crise, il retrouvait les réflexes de défense ou d’adaptation qui avaient, en des cas presque semblables, servi à ses aïeux. Lorsque la civilisation nouvelle était à point, l’homme destiné à y vivre était à point lui aussi, on pourrait presque dire qu’il s’était formé avant elle. Au lieu que la civilisation des machines a pris l’homme au dépourvu. Elle s’est servie d’un matériel humain qui n’était pas fait pour elle. La tragédie de l’Europe au XIXe siècle et d’abord, sans doute, la tragédie de la France, c’est précisément l’inadaptation de l’homme et du rythme de la vie qui ne se mesure plus au battement de son propre cœur, mais à la rotation vertigineuse des turbines, et qui d’ailleurs s’accélère sans cesse. L’homme du XIXe ne s’est pas adapté à la civilisation des machines et l’homme du XXe pas davantage. Que m’importe le ricanement des imbéciles ? J’irai plus loin, je dirai que cette adaptation me paraît de moins en moins possible. Car les machines ne s’arrêtent pas de tourner, elles tournent de plus en plus vite et l’homme moderne, même au prix de grimaces et de contorsions effroyables, ne réussit plus à garder l’équilibre. Pour moi, j’estime que l’expérience est faite. — « Quoi ? En un temps si court ? Deux siècles ? » —Oh ! Pardon. Lorsqu’au début de quelque traitement un malade présente de fortes réactions qui vont diminuant peu à peu de gravité, il est permis de garder l’espoir d’une accoutumance plus ou moins tardive. Mais si les symptômes, loin de s’atténuer, se font de plus en plus inquiétants, au point de menacer la vie du patient, est-ce que vous trouverez convenable de poursuivre l’expérience, imbéciles ! Vous me répondrez qu’il ne faut pas perdre patience, que tout le mal vient de ce que les machines se sont perfectionnées trop vite pour que l’homme ait eu le temps de devenir meilleur et qu’il s’agit maintenant de combler ce retard. Une machine fait indifféremment le bien ou le mal. À une machine plus parfaite —c’est-à-dire de plus d’efficience — devrait correspondre une humanité plus raisonnable, plus humaine. La civilisation des machines a-t-elle amélioré l’homme ? Ont-elles rendu l’homme plus humain ? Je pourrais me dispenser de répondre, mais il me semble cependant plus convenable de préciser ma pensée. Les machines n’ont, jusqu’ici du moins, probablement rien changé à la méchanceté foncière des hommes, mais elles ont exercé cette méchanceté, elles leur en ont révélé la puissance et que l’exercice de cette puissance n’avait, pour ainsi dire, pas de bornes. Car les limites qu’on a pu lui donner au cours des siècles sont principalement imaginaires, elles sont moins dans la conscience que dans l’imagination de l’homme. C’est le dégoût qui nous préserve souvent d’aller au delà d’une certaine cruauté — la lassitude, le dégoût, la honte, le fléchissement du système nerveux — et il nous arrive plus souvent que nous le pensons de donner à ce dégoût le nom de la pitié. L’entraînement permet de surmonter ce dégoût. Méfions-nous d’une pitié que Dieu n’a pas bénie, et qui n’est qu’un mouvement des entrailles. Les nerfs de l’homme ont leurs contradictions, leurs faiblesses, mais la logique du mal est stricte comme l’Enfer ; le Diable est le plus grand des logiciens — ou peut-être, qui sait ? — la logique même. Lorsque nous lisions, en 1920, par exemple, l’histoire de la guerre de 1870, nous nous étonnions de l’indignation soulevée alors dans le monde entier par l’inoffensif bombardement de Paris ou de Strasbourg, l’enlèvement des pendules et le fusillement de quelques francs-tireurs. Mais, en 1945, nous pourrions aussi bien sourire des articles enflammés parus trente ans plus tôt sur le bombardement de Reims ou la mort d’Edith Cavell. En 1950. À quoi bon ? Vous resterez bouche bée, imbéciles, devant des destructions encore inconcevables à l’instant où j’écris ces lignes, et vous direz exactement ce que vous dites aujourd’hui, vous lirez dans les journaux les mêmes slogans mis définitivement au point pour les gens de votre sorte, car la dernière catastrophe a comme cristallisé l’imbécile; l’imbécile n’évoluera plus désormais, voilà ce que je pense; nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée, elle aussi, par quelque feu mystérieux dont le futur inventeur est probablement un enfant au maillot. N’importe ! Parce que l’homme de 1870 dénonçait à la conscience universelle le vol des pendules, nous n’avons nullement le droit de conclure qu’il n’était pas capable de lâcher sur les villes endormies des fleurs de 10.000 kilos. Il ne croyait pas une pareille saloperie possible, voilà tout. Et si l’idée lui en était venue par hasard, il n’y aurait pas arrêté son esprit. « Ce sont — eût-il dit — des choses qui ne se font pas. » Au cours de plusieurs millénaires le nombre de choses qui ne se font pas n’a guère varié. Mais depuis cinquante ans, la liste en a presque été réduite à rien. Mon Dieu, je veux bien que l’homme reste semblable à lui-même, à travers les siècles, que ce dicton : « Il y a des choses qui ne se font pas », bien qu’ayant l’air de s’inspirer de la morale, ait une signification beaucoup moins respectable, celle-ci par exemple : « Il y a des abominations que je ne me sens pas capable de faire. » Mais ne vous hâtez pas de tirer d’une telle hypothèse des conclusions trop rassurantes. Les routiers de la guerre de cent ans, ou, pis encore, les compagnons de Pizarro, étaient assurément des bêtes féroces. L’heure du pillage était, en ce temps-là, pour le soldat, l’heure privilégiée où « toutes les choses peuvent se faire ». Quand toutes les choses peuvent se faire, il n’est pas nécessairement vrai qu’elles sont toutes possibles. Vous auriez demandé à un compagnon de Pizarro, ou à Pizarro lui-même, s’il se sentait capable d’égorger dix petits enfants, il aurait peut-être répondu par l’affirmative. Mais vingt ? Mais cent ? À défaut d’attendrir leurs cœurs, cette boucherie aurait probablement révolté leurs estomacs; ils auraient fini par vomir sur leurs mains rouges. Ce vomissement plus ou moins tardif aurait marqué, pour eux, la limite de cruauté qu’on ne saurait dépasser sous peine de devenir un monstre irresponsable, un fou. Le premier venu, aujourd’hui, du haut des airs, peut liquider en vingt minutes des milliers de petits enfants avec le maximum de confort, et il n’éprouve de nausées qu’en cas de mauvais temps, s’il est, par malheur, sujet au mal d’avion. Oh ! Chère lectrice, inutile de vous agiter ! Sans doute votre mari ou votre amant — l’homme de votre vie — appartient-il à ce corps de bombardiers, en porte le martial uniforme. Je devine qu’il a toujours pour vous, même dans les moments de plus grande intimité, les égards et les délicatesses d’un être d’élite, et vous n’admettez pas que je le compare à un lansquenet allemand du XVIe siècle, à quelque égorgeur qui vous aurait certainement, le cas échéant, violée au premier coin d’une rue en flammes, sur le trottoir, sans même prendre la peine de s’essuyer les mains. Mais voulez-vous que je vous dise ? Ce qui me fait précisément désespérer de l’avenir, c’est que l’écartèlement, l’écorchement, la dilacération de plusieurs milliers d’innocents soit une besogne dont un gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même son imagination. N’eût-il éventré dans sa vie qu’une seule femme grosse et cette femme fût-elle une indienne, le compagnon de Pizarro la voyait sans doute parfois reparaître désagréablement dans ses rêves. Le gentleman, lui, n’a rien vu, rien entendu, il n’a touché à rien — c’est la machine qui a tout fait; la conscience du gentleman est correcte, sa mémoire s’est seulement enrichie de quelques souvenirs sportifs, dont il régalera, au dodo, « la femme de sa vie », ou celle avec laquelle il trompe « la femme de sa vie ». Comprenez-vous maintenant, imbéciles ? Comprenez-vous que ce n’est pas le massacre de milliers d’innocents qui nous invite à désespérer de l’avenir, mais c’est que de telles horreurs invitent à désespérer de vous, mais c’est que de telles abominations ne posent déjà même plus de cas de conscience individuel. Seraient-elles dix fois plus atroces encore, elles n’en pèseraient pas davantage, ou pis : leur croissante énormité déborderait de plus en plus, si j’ose dire, les limites relativement étroites de la conscience personnelle. Quant au cas de conscience collectif, épargnez-moi cette plaisanterie, ne me faites pas rigoler ! Il n’y a pas de conscience collective. Une collectivité n’a pas de conscience. Lorsqu’elle paraît en avoir une, c’est qu’il y subsiste le nombre indispensable de consciences réfractaires, c’est-à-dire d’hommes assez indisciplinés pour ne pas reconnaître à l’État-Dieu le droit de définir le Bien et le Mal. Chère Madame, je doute que l’être d’élite auquel vous consacrez vos ardeurs appartienne à cette dernière catégorie. Je le devine trop homme du monde pour ne pas se faire une loi d’être « comme tout le monde »; il ne se sent donc nullement sans doute la vocation d’un réfractaire. Soyons justes, d’ailleurs ! Sur le problème de la guerre totale, au fond, il n’y a pas de réfractaires, tout le monde est d’accord. Depuis quelques mois, je remarque même qu’on se croit désormais dispensé des ah ! Des oh ! Et des regards au plafond par lesquels un certain nombre de femmes sensibles ou d’ecclésiastiques croyaient devoir accueillir la lecture des comptes rendus de bombardements. Oui, la vieille dame qui recueille les chats errants, le bon chanoine qui dote ses nièces, pense maintenant là-dessus exactement comme un nazi ou un marxiste. Pardonnez-moi, Madame, de mettre sous vos yeux ces deux noms désormais condamnés. L’objet de vos soins, le témoin de vos délires, ne peut être qu’un soldat de la liberté. Mais si votre soldat de la liberté est un ancien élève des R. P. Jésuites — un catholique moyen — il ne résoudra évidemment pas ce problème de conscience à la manière d’un disciple d’Hitler ou de Staline, il refusera seulement de le poser, puisque le Souverain Pontife n’a pas encore exactement défini ce point de casuistique. Pourquoi voudrait-on que ce brave garçon ne dorme pas tranquille, en effet ? Depuis la guerre d’Éthiopie et celle d’Espagne, on trouverait peu de choses que le citoyen catholique revêtu d’un uniforme n’ait le droit de se croire permis. En tout ce qui regarde la guerre, l’Église a de plus en plus tendance à mettre au compte de la collectivité — à inscrire au compte des profits et pertes —tout ce qu’elle ne peut ni approuver ni condamner. Me sera-t-il permis de remarquer en passant que ces prudents distinguo destinés à faciliter le travail des Nonces, aboutissent à favoriser le prestige des idées totalitaires? Si la Collectivité, le Chef, l’État ou le Parti, sont reconnus capables d’assumer la responsabilité des actes les plus atroces, au point que le catholique moyen qui les a commis a parfaitement le droit, sa besogne accomplie, d’aller servir la messe et d’y recevoir la Sainte Communion (pourvu, du moins, qu’il n’ait pas, dans le court trajet du terrain d’aviation à l’Église, commis la faute de regarder trop attentivement les jambes de sa voisine d’autobus) comment voudriez-vous que ce chrétien ne se fasse pas, à la longue, de l’État Omnipotent, la même idée qu’un disciple d’Hitler ? Si l’on peut tout autoriser ou tout absoudre au nom de la nation, pourquoi pas au nom d’un parti, ou de l’homme qui le représente, et qui assume ainsi, par une caricature sacrilège de la rédemption, les péchés de son peuple ! Comment ne voit-on pas qu’à travers cette brèche ouverte par les casuistes et les diplomates d’Église tout ce qui fait la dignité de l’homme peut s’écouler sans retour ? Et ne dites pas qu’il en a toujours été ainsi, qu’un soldat s’est toujours considéré lui-même comme une espèce d’instrument irresponsable, une machine à tuer. Je vous répondrais d’abord que, en eût-il toujours été ainsi, en effet, il n’en serait pas moins absolument nécessaire de procéder à un nouvel examen de la question. Car l’instrument irresponsable de jadis, avec ses deux bras, ses deux jambes, et quelques armes dont l’efficacité n’a guère varié pendant des millénaires —une arquebuse du XVIe siècle n’étant pas beaucoup plus meurtrière que l’arc numide ou persan, les guerres d’Italie, à la même époque, ont été, grâce à l’armure, parmi les moins sanglantes de l’histoire — voit maintenant chaque jour son pouvoir de destruction multiplié par d’autres mécaniques, encore plus irresponsables que lui. L’outil de jadis est devenu on ne sait quelle prodigieuse association de machines, parmi lesquelles on a parfois du mal à reconnaître la moins perfectionnée, la moins efficiente, celle qui est pourvue d’un cerveau. Hélas! La grande pitié du monde n’est pas de manquer de vérités; elles sont toujours là, le monde a toujours son compte de vérités, malheureusement il ne sait plus s’en servir ou, pour mieux dire, il ne les voit pas. Du moins il ne voit pas les plus simples, celles qui le sauveraient. Il ne sait pas les voir, parce qu’il leur a fermé, non sa raison, mais son cœur. N’importe ! J’affirme une fois de plus que l’avilissement de l’homme se marque à ce signe que les idées ne sont plus pour lui que des formules abstraites et conventionnelles, une espèce d’algèbre, comme si le Verbe ne se faisait plus chair, comme si l’humanité reprenait, en sens inverse, le chemin de l’incarnation. Les imbéciles sont capables de discuter indéfiniment sur n’importe quelle question, mais ils se garderont bien de la poser d’une telle manière qu’ils soient forcés d’y répondre. Et, par exemple, pour nous en tenir au sujet qui nous occupe, ils ne se diront jamais : « Voyons ! Voyons ! C’est vrai que le soldat moderne et ses mécaniques ne font plus qu’une seule redoutable machine. » En somme, tout se passe comme si l’homme était devenu tout à coup, en quelques décades, dans une formidable crise de croissance, un géant pesant quarante tonnes, capable d’abattre deux ou trois gratte-ciel d’un seul coup de poing, de bondir à dix mille mètres et de courir aussi vite que le son. Certes, lorsque ce phénomène ne mesurait en moyenne qu’un mètre cinquante, et pesait soixante kilos, il était assez dangereux déjà pour qu’on ne lui permît pas de se promener sans sa conscience, mais aujourd’hui la précaution est plus indispensable encore. Étant donnée la dimension de l’animal, une seule conscience nous paraît même bien insuffisante — deux douzaines ne seraient pas trop.

Malheureusement, lorsqu’on raisonne ainsi, on a l’air, je le répète, de penser qu’à toutes les époques le soldat n’a jamais cru être autre chose qu’un instrument passif. Rien n’est plus faux. Je ne désire nullement passer pour un de ces écrivains qui par zèle apologétique parlent toujours de l’ancienne chevalerie avec une excessive complaisance, mais enfin le dernier des imbéciles n’oserait tout de même prétendre qu’un chevalier du XIe ou du Xlle siècle se faisait de sa vocation militaire une idée aussi basse. Loin de se croire un simple outil dans la main de ses chefs, le chevalier s’engageait personnellement par des vœux si solennels qu’aucun ordre, ni même aucune nécessité n’aurait pu le contraindre d’y manquer. Il ne s’engageait pas seulement, remarquez-le bien, à s’abstenir d’actes réputés criminels, mais à en pratiquer librement d’autres que la stricte morale n’aurait pu lui imposer, qui ne relevaient que de sa conception personnelle de l’honneur, qui étaient une inspiration de l’honneur, comme on dit de certains actes gratuits des Saints qu’ils sont une inspiration de l’Esprit. Lorsqu’un Chevalier de l’Hôpital ou du Temple jurait de ne pas refuser le combat pourvu que le nombre de ses adversaires ne dépassât pas le chiffre de trois, il n’était certainement pas d’accord avec les principes de la moderne guerre totale et particulièrement de la guerre totale américaine, car ce que le brave général Patton ferait bien plutôt jurer à ses boys, c’est d’éviter autant que possible de se battre à moins de se trouver trois contre un. Qu’a de commun, je vous le demande, la conception individualiste de la guerre d’un Hospitalier ou d’un Templier, avec celle qui exige l’obéissance aveugle et mécanique d’un homme dégagé, par son métier, de toute obligation morale, placé ainsi hors la loi morale, hors la loi ? La guerre, évidemment, a toujours été une science, mais elle a été aussi jadis un art, et nos pères chrétiens ont même réussi à en faire une espèce de sainteté. Durant des siècles, il a été tenu pour déshonorant de frapper le cheval, c’est-à-dire de démonter l’adversaire. Des milliers d’hommes ont refusé de sauver ainsi leur vie, en face d’un ennemi plus vigoureux, ou mieux confirmé dans les armes. Vous trouverez peut-être que ces gens-là sont maintenant trop loin de nous, mais, en un temps beaucoup moins reculé, quelle tête pensez-vous qu’aurait faite Bayard, par exemple, si quelque diplomate d’Église, quelque abject entremetteur casuiste avait prétendu le convaincre que la profession militaire l’autorisait à se conduire en Turc ou en Maure sans courir plus de risque d’être damné qu’un chien. Le bon chevalier aurait sûrement pris par le fond de sa culotte et jeté par la fenêtre le corrupteur de soldats.

Ces sortes de considérations sur la guerre révoltent les imbéciles, je le sais. Les imbéciles veulent absolument considérer cette guerre comme une catastrophe imprévisible, pour la raison, sans doute, qu’ils ne l’ont pas prévue. Si, voilà quelque cinquante-cinq ans, n’était pas né en Allemagne un marmot du nom d’Adolf, et en Italie un autre marmot du nom de Benito, les imbéciles soutiennent imperturbablement que les hommes seraient toujours prêts à interrompre leurs innocents négoces pour tomber dans les bras les uns des autres en pleurant de joie. Les imbéciles savent pourtant très bien que, depuis 1918, l’humanité garde dans le ventre le fœtus d’une paix avortée et qu’aucun chirurgien n’a encore réussi à la délivrer de cette infection. Ils voient la purulence sortir intarissablement de ce grand corps, mais ils ne sont toujours attentifs qu’à Hitler et à Mussolini, aux deux répugnants bubons que la malade porte sous chaque aisselle. Les imbéciles mettent le nez sur les bubons et ils se disent entre eux : « Comment diable ces choses violacées dont la plus grosse atteint à peine la taille d’un œuf de pigeon, peuvent-elles contenir tant de pus ! » L’idée ne vient pas aux imbéciles que le corps tout entier refait à mesure cette purulence, qu’il faut en tarir la source. Et si, par hasard, une telle idée leur était venue, ils se seraient bien gardés de l’avouer, car ils sont un des éléments de cette pourriture. La bêtise, en effet, m’apparaît de plus en plus comme la cause première et principale de la corruption des nations. La seconde, c’est l’avarice. L’ambition des dictateurs ne vient qu’au troisième rang.

Vous accusez le racisme allemand d’avoir dévasté la terre. Mais, si les démocraties n’avaient pas été si sottes et si lâches, les Allemands n’auraient jamais osé se dire un peuple de seigneurs. Si j’avais la disgrâce d’être Allemand, j’avoue volontiers qu’à Munich, devant Daladier et Chamberlain, les deux Bigs de ce temps-là — bigre de Bigs ! — j’aurais été tenté de me croire non seulement seigneur, mais Dieu.

Aussi longtemps qu’on prendra ou qu’on feindra de prendre cette guerre pour un accident, une anomalie, un phénomène, un exemple bizarre de retour au type primitif, une réapparition du passé dans le présent, il sera parfaitement inutile d’attendre quoi que ce soit, sinon de nouvelles déceptions plus sanglantes. Le désordre actuel ne saurait nullement se comparer, par exemple, à celui qui dévasta le monde après la chute de l’empire romain. Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie. Car, en dépit de ce que j’écrivais tout à l’heure, il s’agit beaucoup moins de corruption que de pétrification. La barbarie, d’ailleurs, multipliant les ruines qu’elle était incapable de réparer, le désordre finissait par s’arrêter de lui-même, faute d’aliment, ainsi qu’un gigantesque incendie. Au lieu que la civilisation actuelle est parfaitement capable de reconstruire à mesure tout ce qu’elle jette par terre, et avec une rapidité croissante. Elle est donc sûre de poursuivre presque indéfiniment ses expériences et ses expériences se feront de plus en plus monstrueuses.

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